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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La visite de Monsieur le Curé

– L’appel avertisseur​ –

Tous les ans, Monsieur le Curé effectuait sa ronde paroissiale. Cette visite du monarque spirituel de la paroisse représentait un très grand évènement pour nous. Après tout, se faire asperger d’eau bénite par le curé voulait dire que le bon Dieu prenait domicile non seulement dans notre maison, mais dans nos cœurs. Du moins, c’est ce que ma mère nous disait. La descente de cet homme distingué dans notre simple demeure nous honorait par sa présence spirituelle, quasi mystique. De plus, c’était quasiment la seule occasion durant l’année où la maison n’était pas à l’envers.

 

Ma mère était une sainte femme, une personne éduquée et cultivée, musicienne et chanteuse, et ayant un bon sens de l’humour. D’après mes frères et moi, notre chère maman possédait des talents culinaires à faire enchanter les papilles des plus grandes fines gueules du monde entier. Mais avant tout, elle était une bonne maman. Elle avait beaucoup de qualités, mais maman avait aussi une petite lacune : elle n’arrivait jamais à garder la maison propre. Ce n’était pas sale chez nous, mais plutôt, tout était dans un état de désordre chronique.

 

Ma mère était habituellement une personne décontractée, cédant rarement au stress typique d’une mère de famille. Cependant, cette excursion annuelle du Saint-Père chez nous la rendait presque folle. Heureusement, les dimanches durant la période de visites paroissiales, Monsieur le Curé annonçait en chaire dans quel foyer il rendrait visite la semaine suivante. De plus, maman avait établi un réseau de communication téléphonique parmi toutes les femmes du village afin de l’alerter des plus récents déplacements de Monsieur le Curé.

 

La semaine avant la visite, toute la maisonnée subissait des chambardements épuratifs. Aucune personne de la famille ne pouvait échapper à la conscription obligatoire de ma mère lorsqu’elle rassemblait son armée de nettoyage. Tous les coins de la maison y passaient; nous frottions et lavions chaque surface lavable, nous balayions tous racoins balayables, nous époussetions chaque ramasse-poussière, et nous cirions et polissions chaque meuble et plancher qui avait la moindre égratignure. Jamais les planchers n’avaient été aussi resplendissants ainsi que les fenêtres tant exemptées de poussière et de traces visibles. Nous avions réussi à transformer le plancher du salon en une superficie parfaitement polie et luisante comme celui du salon des Sœurs au couvent. Il y a quelques mois, dans le cadre de sa classe de catéchèse, Sœur Albert nous avait invités au salon des Sœurs du couvent afin de témoigner l’arrivée télévisée du pape Jean XXIII à New York. Bien que la première visite du pape sur le sol américain nous ait fort impressionnés, le plancher éblouissant des Sœurs nous avait épatés encore plus!

 

Le jour de la grande visite, maman avait réussi à énerver tout le monde. La maison était impeccable, et les chats et la chienne avaient été tristement bannis de la maison, leur admissibilité restaurée seulement lorsque la voiture de Monsieur le Curé avait bel et bien quitté les terres familiales. Le trajet de Monsieur le Curé dans la maison avait été établi bien en avance. Rien n’était laissé à l’imprévu, toute la maison était passée à la purge du désordre. Même nous, les enfants, étions passés à un lavement extraordinaire; le bain habituel du samedi soir était souvent remonté à la veille de la visite.

 

Nous étions prêts à recevoir Son Éminence. Les odeurs de café et de la cire fraîche pas tout à fait séchée embaumaient la maison entière. Les biscuits au beurre de pinotte ainsi que le gâteau aux bananes tranché en morceaux égaux étaient méticuleusement étalés sur le plat suranné de grand-mère. Il restait à attendre l’appel avertisseur.

(suite au prochain numéro)

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