Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Les Juifs
– Take out your Math books… –
Sœur Albert s’avança vers le garçon et le prit par la main pour le diriger à son pupitre, situé entre le mien et celui de Pierre, et déjà muni de manuels scolaires.
Aussitôt que Sœur Elizabeth sortit de la classe, Sœur Albert donna les consignes :
- Boys and Girls, please take out your Math books and turn to page 129.
Enfin, avec l’arrivée des Basset parmi nous, le train-train de la vie scolaire reprit et continua à rouler avec son habituelle effervescence fade. Nous continuions à être de bons récepteurs et stockeurs de connaissances importantes afin d’assurer notre survie dans ce monde moderne du 20e siècle. En mathématiques, nous persévérions à travailler avec ardeur des milliers de longues divisions afin d’être prêts à calculer si le prix du lait à l’épicerie était vraiment une aubaine comme le disaient les annonces publicitaires. En géographie, nous mémorisions les noms des dix provinces canadiennes, les deux territoires, leur capitale et leur population respective au cas où un jour nous serions élus pour remplacer monsieur Diefenbaker. Et, bien sûr, en français, nous nous forcions dans une stupeur de conjugaisons des 12,570 verbes de la langue française, au passé, au présent, au futur, aux modes indicatif, impératif, subjonctif, gérondif, infinitif et conditionnel, au cas où un jour nous rencontrerions de vrais Français de France et que nous voulions bien converser avec eux.
Bien que la plupart de nos manuels scolaires étaient en anglais, en temps normal l’enseignement à l’école se déroulait en français — même parfois l’anglais s’enseignait en français. Mais avec l’arrivée de Shale, il semblait que ce n’était plus un temps normal et par conséquent le français prenait souvent le bord, du moins lorsque les enfants Basset se trouvaient dans les parages. Sauf dans les classes de catéchèse et de français où Shale disparaissait des classes, c'était tout à fait évident que cela demandait un gros effort pour les maîtresses de parler seulement en anglais.
L’excitation de l’arrivée des Basset diminua au cours de la semaine. Pierre et moi, nous nous acharnions à bien intégrer Shale dans la sphère scolaire, autant dans la salle de classe que dans la cour d’école. L’acculturation de ce nouveau venu se faisait graduellement et, si jamais la maîtresse dérapait et se mettait à parler français, nous étions toujours là pour chuchoter à notre prosélyte une traduction presque simultanée. Shale semblait de moins en moins anxieux au fur et à mesure que la semaine progressait, et le vendredi après-midi, pour la première fois de la semaine, son visage erra un léger sourire. Même avant de quitter l’école le vendredi après-midi, Shale mentionna qu’un jour il aimerait nous inviter chez-lui pour rencontrer ses parents et même célébrer le Shabbat avec sa famille.
Bien que nous ne sachions pas trop ce que célébrer le Shabbat voulait dire, nous comprenions tous les deux que cette invitation représentait la clef qui nous donnerait accès aux entrailles familiales des Basset. Hélas ! Pour un après-midi entier, nous serions immergés dans le monde du judaïsme, avec ses coutumes, ses traditions, ses prières, ses valeurs et ses rites. Et pas seulement ça, en plus, cette visite pourrait très possiblement nous permettre d'observer de très près les trains filer à toute vitesse du quai d’embarquement de la gare ! Que demander de mieux !
Finalement, cette visite chez les Basset n’a jamais eu lieu. De retour à l’école le lundi matin, il n’y avait aucune trace de Shale, ni à geler dans la cour d’école, ni dans la salle de classe à s’organiser pour la journée. Après le rituel du matin, même avant que Patricia et Claudette puissent lever les mains pour poser la question, Sœur Albert nous annonça que la famille Basset était retournée vivre à Winnipeg. Pierre se retourna vers moi, un air déçu par l’annonce de ce départ précoce de notre nouvel ami. Dommage, les portes entre-ouvertes sur ce nouveau monde différent venaient de se refermer. Notre chance de vivre en symbiose avec des Juifs venait de nous échapper. Pire encore, nous ne verrions pas passer de tout près les trains de la gare de Sainte‑Agathe.
Sœur Albert continua avec :
« Ouvrez vos livres de mathématique à la page 136, les enfants. »