Evasio, rwandais
« Ce que j'ai appris ici au Manitoba, plus précisément à Winnipeg, depuis que j'y suis arrivé en 1986, c'est de me comporter conformément à la culture d'ici. Apprendre comment communiquer avec les gens, déceler les comportements que nous avons en commun et ceux
qui sont différents, donc les choses qu’on ne fait pas ici. Ceci
m'a aidé à avoir de vrais amis que je peux appeler ma propre
famille. Également, j'ai été bien accueilli, j'ai pu cogner aux
portes et elles m'ont été ouvertes. J'ai beaucoup d'amis ici
au Manitoba qui me considèrent comme leur frère. »
Écoutez Evasio dire cedi en kinyarwanda,
la langue nationale du Rwanda.
« Icyo nigiye ahangaha muri Manitoba, cyane cyane Winnipeg, aho nahagereye, ni ukwitwara bikurikije umuco w'ahangaha. Kwiga ukuntu uganira n'abantu, nkareba imico duhuje, n'imico tudasangiye idakurikizwa ino. Ibyo byamfashije kugira abagenzi, inshuti nyakuri, nakwita umuryango wanjye. Kandi nakiriwe neza. Muri uko kwakirwa neza, nagiye nkomanga ku miryango igafungurwa, ikugururwa. Mfite abagenzi benshi bamfata nk'umuvandimwe, ahangaha muri Manitoba. »
QUAND?
Je suis arrivé au Manitoba en 1986 à partir de Bujumbura au Burundi.
POURQUOI AVOIR QUITTÉ LE RWANDA?
Je suis un réfugié du Rwanda depuis l’âge de 5 ans. Lorsque les troubles ont commencé, ma famille s’est réfugiée au Congo, puis en Ouganda, puis en Tanzanie, puis au Burundi… lorsqu’il y avait des troubles dans un pays, on se réfugiait dans le suivant. C’était une vie de vagabond. J’ai été élevé par des tantes et des oncles, un peu partout. J’ai dû apprendre à parler plusieurs langues, mais la langue dominante en Afrique centrale, c’est le swahili, qui se parle aussi au Rwanda.
J’étais trop jeune pour comprendre la situation, sauf qu’on ne pouvait pas retourner au Rwanda. Mais j’aurais aimé savoir « Pourquoi nous, pourquoi pas les autres? » J’ai appris plus tard que les colonialistes avaient créé des divisions ethniques là où il n’y avait que deux groupes sociaux qui cohabitaient[1]. Et j’appartenais à l’ethnie tutsie, celle qui était visée, donc la cible. Ce qui m’a sauvé, c’est que j’étais trop jeune pour avoir une carte d’identité. Les membres de ma famille qui sont restés au Rwanda ont tous été massacrés.
POURQUOI LE MANITOBA?
En fait, je n’ai pas choisi, ça a été choisi pour moi. J’avais environ 22 ans et j’étudiais à l’université de Bujumbura. Comme tous les étudiants, j’allais visiter les centres culturels français, américains, etc. Un jour, j’entends dire que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés envoyait des représentants interviewer des gens comme moi pour leur offrir d’aller s’installer ailleurs. J’ai rempli le formulaire de demande pour aller soit dans un pays scandinave, en Australie, aux États-Unis ou au Canada. J’étais bien sûr plus attiré par les États-Unis, car c’était à la mode, c’était cool… mais plus maintenant, à mon avis!
Je n’avais jamais entendu parler du Manitoba. Je connaissais le Québec, l’Ontario, Ottawa et Vancouver, mais pas les provinces des Prairies. J’aurais préféré attendre pour voir si je serais accepté aux États-Unis, mais le conseiller des Nations Unies m’a rassuré : « Le Canada est le pays que je te recommande. Et si tu attends, il y a des risques… »
COMMENT?
Je suis arrivé ici avec le passeport des Nations Unies pour les réfugiés.
Les services qui existent maintenant n’existaient pas à l’époque. J’ai été accueilli à l’hôtel Balmoral et pour moi, ce fut un vrai cauchemar. À côté, il y avait un bar, j’ai commandé une bière pour me distraire et j’ai remarqué que tous les hommes regardaient dans la même direction, ce qui m’a intrigué. Quand je me suis retourné, j’ai vu des filles nues. Je n’en croyais pas mes yeux. Je croyais que c’était un endroit diabolique. Je n’ai pas fini ma boisson et je suis sorti en courant pour regagner ma chambre. J’arrive à l’ascenseur, où un homme ivre en a frappé un autre à la figure avec une bouteille et le sang pissait partout. Je n’ai pas pris l’ascenseur… et je suis monté à toute vitesse par l’escalier, arrivé à ma chambre, j’ai placé mon lit contre la porte pour que personne n’entre.
Mon expérience de survie dans différents pays m’a quand même permis de me dire que ce n’était pas aussi grave que chez nous. En fait, n’importe quel endroit où je ne risquais pas de me faire couper la tête était à mon avis assez sécuritaire.
INSTALLATION
Question logement, mon agent d’immigration m’a guidé. J’ai rencontré quelqu’un qui parlait swahili, sans toutefois être un réfugié. C’était un étudiant et il m’a donné des conseils. Il m’a dit que l’agent d’immigration allait me diriger là où les appartements sont les moins chers afin de faire économiser des sous au gouvernement, mais ils sont dans des quartiers très dangereux. Il m’avait aussi dit : « Le plus tôt tu te trouves un appartement, le mieux c’est, parce que l’hôtel coûte cher au gouvernement. » J’avais le droit de rester à l’hôtel pendant trois mois et j’y suis resté trois semaines. J’ai trouvé un appartement dans les environs de l’hôtel qui correspondait aux critères de financement.
Je me sentais l’homme le plus riche du monde avec mon 4,50 $ l’heure. En 1985, c’était le salaire minimum. Et si je me souviens bien, un billet d’autobus coûtait 0,25 $.
Je me déplaçais en autobus et à vélo, et deux ans plus tard, j’ai acheté une Acadian rouge pour 50 $ dont le plancher troué m’obligeait à lever les pieds lorsque je roulais sur des flaques d’eau. À l'époque, il n’y avait pas encore de système d’inspection pour assurer la sécurité routière.
EMPLOI
Je pouvais recevoir une allocation du gouvernement pendant un an, mais après quelques mois, j’ai trouvé un emploi comme gardien de sécurité au Winnipeg Square. Le sous-sol, fréquenté par les sans-abri, était un endroit assez malodorant.
En Afrique, j’étudiais en sciences surtout à cause du prestige qu’on accordait au domaine, mais ici, j’ai découvert mon attrait pour la psychologie. J’ai obtenu un diplôme en soins cliniques. J’ai travaillé en soins palliatifs, j’ai aussi travaillé auprès des immigrants qui ont eu des traumatismes… puis j’ai eu des enfants qui sont allés à l’école française et, puisque les immigrants commençaient à arriver, j’ai proposé mes services à l’école de ma fille. Il s’agissait d’aider les nouveaux arrivants afin qu'ils puissent s'accoutumer à la culture et leur montrer comment communiquer d’une façon culturelle. J’ai commencé par y faire du bénévolat, puis on m'a embauché.
Ma nouvelle formation universitaire m’a mené à travailler à Mount Carmel comme conseiller en consultation interculturelle.
INTÉGRATION
Au Manitoba, il n’y a pas de repères. En Afrique, les repères c’est le soleil et les montagnes. Ici, le soleil, on le voit en bas contrairement à l’Afrique où on le voit au-dessus. Et puis il n’y a pas de montagnes pour se repérer. Mon repère est devenu le Golden Boy parce que j’habitais tout près du Palais législatif.
Je ne savais même pas qu’il y avait un quartier francophone, ce qui, dans le fond, m’a aidé à apprendre l’anglais. Je ne connaissais que quatre endroits : ma banque, le Safeway du quartier Osborne, le cabinet du médecin et le local de mes cours d’anglais. Chaque fois que je ne pouvais pas trouver le Golden Boy, j’étais perdu. Parce que c’est à perte de vue. Et je n’ai jamais vu un ciel aussi bleu de ma vie… c’est comme si je me retrouvais dans une boule bleue… à perte de vue. Surtout en plein air, à l’extérieur de la ville. Je me sens comme si je flottais à cause de l’immensité du bleu. Sans blocage.
J’ai fini par connaître l’existence du quartier Saint-Boniface lorsque j’ai entendu un couple parler français en passant par le Winnipeg Square. Tout heureux d’entendre parler français, je croyais qu’il s’agissait de touristes et je me suis approché pour leur demander d’où ils venaient. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre qu’ils vivaient ici, à Winnipeg, dans un quartier français. L’agent de l’immigration ne me l’avait jamais dit. Ils m’ont appris qu’il y avait même une université francophone. Il faut dire qu’après s’être assuré que j’avais un appartement, que je connaissais les quatre endroits où aller, cet agent avait fini son travail et je n’ai jamais eu d’autres contacts avec lui. C’est donc à l’été 1987 que j’ai découvert Saint-Boniface.
CULTURE
Lorsqu'un ami m'a présenté sa copine et qu'au moment de lui faire la bise, elle a reculé, j'ai appris que ce n'était pas prisé ici.
Aussi le temps… dans la culture africaine, mais aussi dans la culture asiatique et latino-américaine, le temps est très élastique. Quand il y a un intérêt, le rendez-vous est respecté. Mais sinon… j’ai beaucoup appris. Par exemple, lors des rendez-vous parents-école...
Pour survivre en Afrique, on doit apprendre à mentir. Que ce soit pour se soustraire à des obligations ou pour éviter d’être tué. Plus tard, quand j’ai aidé mes compatriotes à se trouver des emplois ici, je leur ai dit : « Je suis très honnête, je suis franc. » Ici au Manitoba, la confiance, c’est comme une carte de crédit, même plus importante. Il ne faut jamais être pris à mentir. Mentir c’est voler la vérité et si on t’attrape, tu ne le sauras peut-être pas, mais c’est une disqualification complète.
Quand on parle de la culture, on parle de la nourriture. J’ai toujours préparé mes repas, depuis un très jeune âge. Il fallait pourtant que j’apprenne comment préparer le poulet, ici. Les poulets en Afrique, il faut avoir les mâchoires solides. Ici, quand je cuisinais le poulet à l’africaine, ça devenait un bouilli. Ça m’a pris du temps à m'habituer.
LANGUE
Pour moi, l’anglais a toujours été difficile, ce n’est pas ma langue maternelle, c’est ma cinquième langue. Le français, ça allait bien sauf quand j'entendais des expressions comme « la saison des maringouins ». Je n’avais aucune idée de ce que c’était, et plutôt que de demander pour ne pas avoir l’air idiot, j’ai imaginé qu’il s’agissait d’un animal. Jusqu’à ce que quelqu’un me dise que c’était des moustiques.
Et quand quelqu’un m’a dit qu’il avait failli écraser un suisse… j’ai dit QUOI? Est-ce qu’il t’a montré son identité?
Aussi, les chaussettes ici sont des bas et vice-versa, mais pour moi, il y a des bas et il y a des chaussettes. Les chaussettes sont minces pour l’été et les bas sont assez épais pour le sport.
D'autres expressions que j'ai apprises :
-
ma matante
-
passer la guenille (le torchon)
COMMUNAUTÉ
Je me suis toujours impliqué dans mon milieu, peu importe où j’étais. Par exemple, durant le Festival du Voyageur, les étudiants faisaient la « rame de nuit », c’est-à-dire qu'ils se déguisaient, faisaient la fête, dansaient, chantaient, buvaient, et moi, j’étais le conducteur bénévole des saouls. Je conduisais leur voiture et quelqu’un me suivait pour me ramener.
PASSE-TEMPS
J’ai été président du club de photo de l’université. Puis, j’ai été le photographe officiel du Festival du Voyageur.
Maintenant dans mon quartier, on m’appelle le maire de la rue et chaque année, la semaine avant le retour à l’école en septembre, j’organise une fête de quartier où je demande la fermeture des rues pour que les enfants puissent y jouer sans danger, et on partage de la nourriture et de la musique.