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Extrait de la nouvelle Oriel - Lecture par Emmanuelle Rigaud
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Oriel

Me délivrer d’Oriel. Ses os, sa face plaquée sur moi, ses membres. Me délivrer d’Oriel.

 

Oriel m’arrache des cauchemars, souvent s’empare de moi au milieu de la nuit avec ses mains toutes en doigts. Il m’oblige à toucher la dureté de ses os, comment se fait-il qu’il vienne encore à moi ?

Il était né au bord du cimetière. Du foin sauvage poussait dans le cimetière. Un homme retiré, silencieux, coupait le foin gras en juillet, par morceaux, à la faux, à la grande faux qui savait éviter les pierres. Pourquoi l’homme à la faux, qui arrivait du village à la même date durant chaque année de ma jeunesse, n’allait-il pas faucher Oriel ?

Oriel était grand, blême malgré le soleil qui faisait croupir la maison au toit de bardeaux. Voitures, brancards, herses attendaient entre la maison et la grange. La mère d’Oriel lui avait-elle fait boire du lait, l’hiver que l’enfant était né ? Toujours est-il qu’il avait grandi, grandi, sans épaissir, et ses os démesurés, acérés, me font encore mal.

Sa mère avait dû l’aimer. Elle aurait pu lui tordre le cou, c’eût été facile et personne ne l’aurait su. Savait-on, par exemple, combien d’hommes et de femmes habitaient la maison qui ne fut jamais peinte ? Qui était oncle ou belle-sœur ou fille adoptée ?

J’avais appris à rire d’Oriel et de la mère d’Oriel passant courbés vers les grand-messes. J’avais appris qu’on raillait la maison tassée sur elle-même parce que les maisons du rang avaient des planches peintes et des toits pointus bien entretenus. J’avais appris à scruter les fenêtres de la maison d’Oriel pour voir si une femme mollasse ne soulevait pas une toile et ne tirait pas un rideau effrangé. (J’avais appris que les maisons du rang ouvraient leurs fenêtres, levaient leurs toiles et faisaient battre leurs rideaux aux fleurs empesées.) Mais n’avais-je pas quelque racine de sympathie pour Oriel dans mon cœur trop vaste encore pour être brouillé ?

Je ne sais pas. Je ne savais pas. Je savais que l’été ramenait Oriel sur le chemin, les souliers lacés et le lourd chapeau d’Oriel aux environs du cimetière, l’été ramenant de même le foin et les touffes de plantes grasses autour des pierres du cimetière – les plus voyantes ayant une face polie et des arabesques soulignant les noms des familles riches. Je savais que j’aimais le cimetière, l’inscription en fer forgé qui annonçait le repos des âmes, et jusqu’aux carrés anonymes des pauvres au fond.

Je savais qu’il fallait se tenir éloigné d’Oriel.  Je savais qu’on n’avançait pas vers le perron rouillé de la maison d’Oriel le soir en juillet comme on avançait vers les autres perrons du rang en lançant une blague en guise de salut. Et j’aurais voulu avancer dans les terres derrière la grange, elles me semblaient tranquilles, j’aurais fait le tour des ronds d’aulnes et de pierres, j’aurais remis ces roches sur les nids de fourmis, j’aurais suivi un ruisseau. Les terres abandonnées et inaccessibles comme la maison d’Oriel. Elles allaient se perdre en bocages avec leurs clôtures alignées, et sans doute Oriel n’était-il jamais allé jusqu’à leurs limites.


C’est le long du cimetière que j’avais rencontré Oriel et c’est lui qui s’arrêta le premier. Le noir du chapeau et de l’habit ample ne seyait pas à mes vacances. « Oui ... Non », que je lui répondis.

Oriel était fixé là. Debout, les os saillants, les cheveux collés, les yeux, que je cherchais, retirés comme du lait d’été quand il faut enlever la peau à la surface.

« Oui... Non. » Nous marchions maintenant. Il me suivait. Je le suivais. Il s’arrêta devant un panneau indicateur au tournant de la route. Il me fit lire le nom de la ville. C’est par là. Il leva un bras, il leva un regard qui perça les bois, les clôtures à vaches, les rangs, les paroisses. Je vis le blanc de ses yeux et je compris qu’il avait atteint dans le lointain, la ville. Il n’était plus de la paroisse, il avait accédé au grand bâtiment de granit pour lequel les paroisses s’étaient cotisées et qu’on voyait comme dans un miroir dans le vestibule de l’église. Je ne m’étais jamais haussé sur la pointe des pieds pour étudier son fronton bizarre parce que les chapeaux des femmes et l’eau bénite et les bouffées d’air cuit m’étourdissaient dès que je me trouvais entre les battants qu’il fallait pousser de toutes ses forces – pour aussitôt tomber sur les dos rangés et les colonnes portant les bas-reliefs des stations du chemin de croix aux couleurs repeintes. Mais à l’instant qu’Oriel tendit son regard au lointain de la ville, je trouvai, j’entrevis sur son visage glabre le cadre du vestibule de l’église. Le bâtiment en reflets comme sur le mur de plâtre.

« C’est par là. » Son regard retomba dans le mou des paupières et des pensées tues et des terres à foin et à framboises. Et moi j’étais confus de cette espèce d’invite. Oriel aurait-il le pouvoir de m’emmener jusqu’au bâtiment saint de la ville ? Aurait-il le pouvoir d’aller parler à la famille et de la convaincre, et une malle s’emplirait-elle de linge blanc et de livres noirs pour moi, pour moi, pour moi ? En tous cas je savais qu’un pacte me liait désormais à Oriel. Un pacte que j’enfouissais en moi tout en le quittant sans lui dire salut, et que je garderais – comme la paroisse dans son étendue de terres, ses foires et ses processions négligées gardait la frêle présence d’Oriel, gardait Oriel.
 

Extrait de la nouvelle Oriel du recueil Et fuir encore de Rossel Vien, Les Éditions du Blé, 2020

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